« La nature souffre encore aujourd’hui de cette économie planifiée»
Magazine Pro Natura: l’initiative pour la souveraineté alimentaire promeut une agriculture écologique, équitable et diversifiée, sans génie génétique. Autant d’objectifs que Pro Natura devrait soutenir et pourtant elle recommande un Non à cette initiative.
Marcel Liner: sur le papier, cela semble très bien, mais Pro Natura pense que cette initiative aurait l’effet contraire dans la pratique.
De quelle manière?
Cette initiative veut opérer un retour en arrière et donner à l’Etat beaucoup plus de compétences dans le domaine de l’agriculture. Nous avons déjà connu cette économie planifiée par le passé, elle a conduit à la production intensive actuelle, dont la nature souffre encore aujourd’hui. C’est pourquoi le Conseil des délégués de Pro Natura s’est clairement prononcé contre cette initiative. Aucune autre organisation environnementale ne la soutient, pas même Bio-Suisse.
Un renforcement de la production nationale ne va-t-il pas dans le sens de Pro Natura?
Non, les agriculteurs produisent déjà à des niveaux records et on est très loin d’une production adaptée aux conditions locales. En Suisse, nous avons déjà une situation où, bien que le marché soit fortement protégé, il n’y a pas d’obstacles à l’importation de produits agricoles auxiliaires. On importe donc des quantités d’aliments concentrés, de pesticides, d’engrais et de gros tracteurs et on produit beaucoup plus que ce que le sol le permettrait naturellement. On en voit les résultats dans la grave pollution de nos sols et de nos eaux.
Vous pensez donc que l’initiative n’a pas été suffisamment réfléchie?
Oui, personnellement je crois que l’initiative fait état de préoccupations légitimes mais elle n’explique pas comment atteindre concrètement ces objectifs – y compris en matière d’agriculture respectueuse de l’environnement. Le Parlement fédéral actuel, qui devrait mettre en œuvre l’initiative si elle était adoptée, ne rendra certainement pas notre agriculture plus respectueuse de l’environnement sans lignes directrices claires.
On s’inquiète également de la faisabilité de l’Initiative pour des aliments équitables, alors pourquoi Pro Natura recommande-t-elle un Oui dans ce cas?
Cette initiative fournit une base significative pour obliger la Confédération à établir des normes environnementales et sociales minimales lors de l’élaboration d’accords commerciaux avec d’autres pays. Il y a urgence en la matière car aujourd’hui les préoccupations écologiques ne sont pratiquement pas prises en compte dans ces accords. En ce qui concerne les accords de libre-échange prévus avec l’Indonésie et la Malaisie, par exemple, il a fallu la pression des ONG pour que la destruction de vastes surfaces de forêt pluviale pour la production d’huile de palme soit évoquée dans les négociations.
Les opposants s’inquiètent du fait qu’à l’avenir il faudra produire une étude d’impact sur l’environnement pour chaque paquet de spaghetti importé.
Bien sûr que non, ce serait absurde et cela n’irait pas dans le sens de l’initiative. Il s’agit de lier les conditions commerciales à des critères écologiques et sociaux. Le défi devra être relevé non seulement par l’Etat mais aussi par les grands distributeurs. L’initiative pour des aliments équitables fait certainement pression dans ce sens.
Ces deux initiatives s’attaquent-elles aux défis réellement majeurs en matière de politique agricole?
L’initiative pour des aliments équitables reprend au moins une préoccupation essentielle. Toutefois, la suite du développement de la politique agricole 2014-2017 revêt une importance cruciale. Des mesures importantes ont été prises, telles que la suppression des contributions liées à la garde d’animaux, même si la proposition ne répondait de loin pas à nos attentes et n’était qu’une proposition de compromis. La question centrale concerne maintenant le développement de cette politique agricole. Pour la politique agricole 22+, nous nous attendons à ce que le projet soit mis en consultation à la fin de cet automne. L’administration travaille à des améliorations écologiques en veillant à ce que les propositions soient pleinement réfléchies et fassent leurs preuves sur le terrain.
Parce que la résistance aux améliorations écologiques sera sûrement importante?
C’est le cas, mais les acteurs agricoles n’ont pas encore réalisé à quel point la pression de la population est forte pour que l’agriculture suisse devienne enfin plus respectueuse de l’environnement. Trois autres initiatives sont en cours – deux contre les pesticides, une contre l’élevage industriel – mais le lobby agricole a encore beaucoup à faire dans le domaine écologique. Le bilan environnemental de l’agriculture suisse ne s’est pas amélioré de manière significative en 20 ans. Et avec le Parlement actuel, tout est tellement édulcoré que nous ne pouvons pas aller plus loin.
Qui peut donc s’opposer au puissant lobby agricole?
Le peuple suisse lors des élections et des votations. Ou le Conseil fédéral, qui disposerait d’une grande marge de manœuvre au niveau des ordonnances pour mettre en œuvre des améliorations, même sans le Parlement. Mais il craint une confrontation avec le lobby agricole. Lorsqu’un conseiller fédéral doit envoyer un communiqué de presse quand il a dîné avec le président de l’Union suisse des paysans, cela montre qu’il courbe l’échine devant le lobby agricole. Il serait intéressant de voir ce que pourrait faire un conseiller fédéral dont le parti ne dépend pas des voix des représentants des agriculteurs.
RAPHAEL WEBER, rédacteur en chef du Magazine Pro Natura.
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Cet article a été publié dans le Pro Natura Magazine.
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