Des traces de poison dans la neige
Le 12 mars prochain, près de 14 000 passionné·e·s de ski de fond seront au départ du mythique Marathon de l’Engadine (GR). Quarante-deux kilomètres de course les attendent: un long parcours de skating sur trois lacs gelés, suivi de courtes montées et d’une longue descente vers S-chanf. A-t-on bien farté? L’arsenal des produits disponibles est immense et il n’est pas facile de faire son choix. Le milieu du ski de fond s’accorde sur une chose: les farts fluorés sont supérieurs à tous les autres produits, surtout dans des conditions humides et dans la neige sale. Aucune autre substance ne repousse aussi bien l’eau et la saleté (pollen, poussières fines) et ne permet aux skis de glisser aussi bien.
Les fluorocarbures ont toutefois leurs revers: ils sont toxiques et ne se dégradent pratiquement pas. En 2011, Merle Plassmann, une scientifique suédoise spécialiste de l’environnement, a démontré que les farts fluorés se dispersaient dans l’environnement par abrasion. Elle a analysé la neige sur les pistes de ski de fond de la Vasaloppet – la célèbre course de ski de fond en Suède – à la recherche de résidus d’APFO (acide perfluorooctanoïque) et en a trouvé des concentrations particulièrement élevées dans la zone de départ et sur les premiers kilomètres. En Norvège également, des chercheurs ont détecté des concentrations élevées d’APFO dans des échantillons de terre et de vers ainsi que dans le foie de campagnols sur un domaine skiable de Trondheim. Les concentrations n’ont certes pas atteint un niveau toxique, mais les chercheurs ont souligné que l’APFO s’accumulait jusqu’au sommet de la chaîne alimentaire (par ex. renard, loup, rapaces).
Le lac de Sils, un «hotspot»
Ces nouvelles ont alerté Radi Hofstetter, président de la Fédération de pêche des Grisons, qui se demande depuis un certain temps pourquoi, dans les lacs de l’Engadine, on pêche près de 80% de poissons en moins qu’il y a vingt ans. Les résidus de cires toxiques présents sur les pistes des lacs pourraient-ils être en cause? En 2020, Radi Hofstetter a commandé une enquête en collaboration avec le magazine K-Tipp: l’échantillon prélevé dans quatre lacs d’Engadine a révélé la présence d’APFO dans 13 des 44 poissons analysés. Les poissons du lac de Sils, zone de départ du Marathon d’Engadine, étaient les plus touchés: près d’un poisson sur deux y présentait de l’APFO. La toxicologue environnementale Joëlle Rüegg de l’Université d’Uppsala en Suède qualifie les valeurs détectées chez les poissons d’«extrêmement élevées». Mais cela ne prouve pas que l’APFO soit responsable du déclin des poissons.
- Angela Peter
Alerté par l’écho médiatique, le canton des Grisons a lancé sa propre enquête dans trois lacs: le lago Bianco, le lago Crocetta et le lac de Sils. Des traces de composés fluorés – PFAS pour perfluoroalkylés et polyfluoroalkylés (voir encadré) – ont été détectées en «faibles concentrations» dans le foie de 83% des poissons analysés, comme on en trouve aussi dans les poissons du lac Léman ou du lac de Constance. Le sous-groupe de l’APFO, utilisé dans les farts et considéré comme particulièrement toxique, n’a été détecté que chez les poissons du lac de Sils (10 sur 40) – une indication claire que le ski de fond est en cause, aucune piste n’étant tracée sur le lago Crocetta ni sur le lago Bianco. Il n’est pas possible d’évaluer précisément l’effet de ces substances sur les poissons, explique le chef cantonal de la pêche, Marcel Michel: «Nous ne pensons pas qu’il y ait de dommages aigus. Mais des pollutions chroniques pouvant avoir des répercussions négatives sur la reproduction et la croissance ne doivent pas être exclues.»
Aujourd’hui, il n’existe plus aucune région exempte de produits chimiques à base de PFAS. Ces substances se retrouvent même dans l’Antarctique et sur le plateau tibétain via l’air et la pluie. Les PFAS sont des hydrocarbures dont les atomes d’hydrogène ont été remplacés entièrement ou partiellement par des atomes de fluor. En raison de leurs propriétés hydrofuges, anti-graisses et anti-salissures, ils sont utilisés par exemple dans les farts, les vestes d’extérieur, les sprays imperméabilisants, les graisses pour chaînes et les cosmétiques. Ni les microbes ni la lumière du soleil ne peuvent les dégrader: les PFAS rejetés dans l’environnement par les produits, les cheminées d’usine ou encore les eaux usées y restent pendant des décennies. Ils s’accumulent dans les sols et les eaux, mais aussi dans les organes des animaux et des êtres humains, où ils ne sont pratiquement pas dégradés ni éliminés. Si les PFAS n’ont pas d’effet toxique aigu, on sait que certains d’entre eux peuvent causer de nombreux problèmes de santé. Les deux classes les plus toxiques (APFO, PFOS) sont aujourd’hui interdites dans de nombreux pays, mais l’industrie se tourne vers d’autres PFAS moins bien étudiés et s’oppose résolument aux récentes propositions des instances européennes visant à retirer du marché l’ensemble de ce groupe de substances.
Interdiction et manœuvres d’évitement
Dans l’UE, l’APFO est classé comme substance cancérigène et néfaste pour la reproduction. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a également taxé ce groupe de substances de cancérigènes. Comme ces substances restent longtemps dans les organismes et s’y accumulent, contrairement à d’autres substances toxiques qui se dégradent rapidement, il n’est pas possible d’indiquer une «limite d’exposition sûre». L’UE a donc interdit l’utilisation de l’APFO en 2020, la Suisse l’a suivie un an plus tard. Les fabricants de fart ont donc été contraints de trouver des alternatives. De nombreux producteurs sont tout simplement passés à d’autres composés organiques fluorés: au lieu d’un composé C8 (APFO), ils utilisent désormais des composés à chaîne courte ou longue (C4, C10, etc.). L’Office fédéral allemand de l’environnement avertit toutefois que ces derniers sont tout aussi persistants et mobiles, et a commandé des études sur leur toxicité.
La Fédération internationale de ski (FIS) a annoncé l’interdiction totale des cires fluorées pour la saison 2022/23. Une décision motivée par le décès d’une monitrice norvégienne, dont la santé aurait été altérée par des années de fartage de skis. Mais pour le sport de masse, c’est la responsabilité individuelle qui prévaut. Les personnes souhaitant acheter du fart sans fluor disposent aujourd’hui d’une large offre.
Regarder de plus près
Toutefois, la prudence est également de mise avec les cires sans fluor. «Pour remplacer les composés fluorés, on utilise souvent des substances qui sont tout sauf inoffensives», explique le chimiste Peter Bützer, ancien enseignant à l’EPFZ. Comme les fabricants n’indiquent pas les substances utilisées, ni sur les emballages, ni sur les fiches de sécurité, Peter Bützer a épluché la littérature relative aux brevets. «On y trouve de nombreuses substances toxiques et nocives pour l’environnement comme les siloxanes, le gallium, le disulfure de molybdène, le nitrure de bore, les nanoparticules et les microplastiques, mais aussi plusieurs substances qui ne sont pas suffisamment caractérisées. C’est seulement lorsque les fabricants de cire dévoileront leurs formules avec toutes les preuves nécessaires de faible toxicité et d’impact minimal sur l’environnement que l’on pourra se fier aux produits.»
- HasseChr
Avec Isantin, Peter Bützer a développé sa propre ligne de farts pour le ski de fond et de randonnée et pour le ski alpin. Ce fart est basé sur le colorant végétal indigo, dont il est prouvé qu’il est respectueux de l’environnement et qu’il possède d’excellentes propriétés de glisse, comme le montrent les tests effectués par l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches WSL en février 2019. De moins un à huit degrés Celsius, l’Isantin bat même les farts fluorés. C’est uniquement dans la neige mouillée que le fart naturel n’arrive pas à les concurrencer.
L’entreprise américaine MountainFlow et la jeune entreprise espagnole Nzero, qui a reçu en 2019 l’Eco Award de la Fondation Sécurité dans le ski (SIS) pour ses développements écologiques dans l’industrie des sports d’hiver, produisent également des farts 100% végétaux. Les grandes marques de farts ont également identifié cette tendance écologique et proposent désormais des farts «naturels» dans leur assortiment. Toko, par exemple, propose depuis 2021 «Natural Wax Universal», un produit à base de paraffine et de cire naturelle. Pour les plus ambitieux, Toko a développé une ligne de farts naturels «Performance», basée sur une combinaison de différents farts naturels. Elle sera commercialisée au cours de la saison 2023/24 en trois variantes (pour conditions chaudes, normales et froides).
Désormais, les amateurs et amatrices de sports d’hiver ont la responsabilité de pratiquer leur sport dans le respect de l’environnement, en choisissant consciemment leur matériel.
Nicolas Gattlen, rédacteur du Magazine Pro Natura.
- Stefan Holm
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Cet article a été publié dans le Magazine Pro Natura.
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