«Nous avons trop peu d’aires protégées où les espèces peuvent trouver refuge»
En Suisse, il n’existe pas de vue d’ensemble ni de stratégie sur lamanière dont les aires protégées doivent être réparties et mises en réseau sur l’ensemble du territoire. Le patchwork actuel de zones protégées manque en outre de réserves naturelles diversifiées et de qualité, qui réunissent différents milieux naturels et abritent une grande variété d’espèces animales et végétales – ce que l’on appelle les hotspots de biodiversité.
Pro Natura assure la protection de plus de 800 réserves naturelles en Suisse, dont certains hotspots. Dans ce magazine, nous en présentons une petite sélection, avec des caractéristiques différentes. Parallèlement, nous nous entretenons avec notre chef de division sortant, Urs Tester, sur la gestion des réserves naturelles.
Magazine Pro Natura: «Quelles aires protégées pour la Suisse?»: c’est la question à laquelle vous consacrez votre nouveau livre, à paraître prochainement. Faut-il surtout des vastes aires protégées bien connectées, comme celles mises à l’honneur dans ce numéro?
Urs Tester: de toute évidence, il en faudrait plus de ce type. De nombreuses espèces menacées ont besoin d’habitats vastes en raison de leur mode de vie. Et les grandes réserves sont nécessaires aussi pour les espèces hautement spécialisées, car le risque d’extinction est élevé dans les aires isolées et de petite taille. Il suffit parfois de deux étés caniculaires successifs ou d’émissions d’azote trop importantes à proximité pour qu’une espèce disparaisse de la zone. L’impact de ces phénomènes est moins marqué dans les aires plus vastes, les espèces spécialisées s’y maintiennent donc plus facilement. En outre, une grande réserve a plus de chances d’être colonisée par des animaux et des plantes. Les îles en sont une parfaite illustration: plus elles sont grandes, plus on y trouve d’espèces.
Les arguments en faveur de la création de grandes réserves naturelles semblent donc nombreux.
Oui, mais il serait impossible de couvrir tous les types d’habitats et toutes les régions géographiques de Suisse avec seulement quelques très grandes aires protégées. Il en faut donc de plus petites, réparties sur tout le territoire. Autre point important, elles ne doivent pas être trop éloignées les unes des autres, et doivent être reliées entre elles par ce que l’on appelle des biotopes-relais, comme des haies, des prairies extensives, des étangs, des ruisseaux à ciel ouvert. Là encore, les îles sont un bon exemple: celles qui sont isolées, éloignées d’un continent ou d’autres îles, comptent moins d’espèces. Cette «théorie des îles» va donc dans le sens, arguments à l’appui, de la création de corridors écologiques.
- Susanna Meyer
Pourtant, il y a déjà plein de petites zones protégées en Suisse. Chaque commune en a une, qu’il s’agisse d’un étang, d’une ancienne carrière, etc.
Effectivement, la Suisse compte beaucoup de toutes petites aires protégées. Certains biotopes d’importance nationale ne sont pas plus grands qu’un terrain de handball. Mais un petit étang isolé ne peut assurer la survie d’aucune population. Il peut servir de relais, à condition qu’il se trouve à proximité de biotopes plus vastes. En Suisse, il n’y a pas assez d’aires protégées où les espèces peuvent se sentir en sécurité et trouver refuge. Pro Natura essaie de montrer l’exemple et de contribuer au déploiement d’un réseau de zones protégées viable: en gérant 260 km2 de réserves naturelles, nous participons au maintien de la biodiversité. Mais c’est insuffisant, il en faut davantage.
À quoi reconnaît-on une «bonne» réserve naturelle?
Elle doit être bien connectée et être entourée d’une zone tampon suffisamment large. Bon nombre de sites à protéger se trouvent au cœur d’une zone exploitée intensivement et sont exposés à de nombreux risques, comme les engrais, les pesticides, la lumière artificielle, le bruit, la circulation. Plus les «frontières» sont marquées, plus les réserves naturelles sont vulnérables. Dans l’idéal, la transition entre la zone protégée et la surface exploitée intensivement devrait être graduelle. Et le paysage y gagnerait aussi beaucoup. Enfin, la manière dont la réserve est gérée et entretenue est un élément décisif.
À quoi faut-il veiller?
Tout d’abord, il faut fixer un objectif clair: quels milieux naturels souhaite-t-on conserver ou valoriser? Il faut ensuite établir un plan de gestion pour définir comment atteindre cet objectif. Vient alors la mise en œuvre: les réserves naturelles ne sont pas autonomes, elles doivent être entretenues et développées. C’est aussi valable pour les espaces où on laisse la nature à sa libre évolution, comme les réserves forestières naturelles ou les zones alluviales. On peut éviter les dégradations ou les limiter au maximum par une bonne signalisation et une bonne gestion des visiteurs, ainsi que par la présence de rangers. Malheureusement, de nombreuses réserves communales, cantonales et nationales ne sont pas entretenues autant qu’il le faudrait et perdent en qualité. Les bas-marais s’embroussaillent, des néophytes envahissantes se répandent dans les zones alluviales, les hauts-marais s’assèchent.
Comment expliquez-vous ce manque d’entretien?
C’est le reflet du manque de considération d’une partie de la société envers la nature. La classe politique n’est pas prête non plus à investir les ressources financières et humaines nécessaires pour valoriser et développer les aires protégées. Au lieu d’être valorisés pour leur travail, les agriculteurs et agricultrices signent des contrats d’entretien standard et n’ont pas d’interlocuteur dédié, faute de personnel. Et parce qu’il n’y a pas assez d’argent, ils n’ont pas l’assurance de recevoir les contributions versées au titre de la protection de la nature. Autant d’éléments qui se répercutent sur leur motivation et sur la qualité de la zone protégée.
En Suisse, il existe peu d’aires protégées où la nature est livrée à elle-même. La plupart n’échappent pas au fauchage, à la mise en pâturage, à la taille ou au sciage. Ne serait-il pas bénéfique de laisser plus d’espaces sauvages?
Effectivement, de nombreuses espèces en profiteraient, raison pour laquelle Pro Natura s’engage depuis des années en ce sens. Cela étant, la Suisse est aussi riche en paysages cultivés dotés de biocénoses spécifiques. Sans agriculture, une partie de ces espèces n’existerait pas chez nous. C’est le cas du grand rhinolophe, une chauve-souris originaire du bassin méditerranéen, ou de la fouine, arrivée du Proche-Orient, deux espèces qui ont pu s’établir chez nous parce qu’elles y ont trouvé un habitat adapté sur les terres agricoles et dans les zones urbanisées. La flore messicole aussi est arrivée en Suisse grâce à la culture des terres. Originaire en grande partie du Proche-Orient, elle enrichit désormais les zones cultivées ici, à condition qu’on lui laisse l’espace dont elle a besoin. L’entretien du paysage est donc essentiel à la protection de la biodiversité. Là où la culture traditionnelle n’est plus pratiquée, nous devons la remplacer par des mesures ciblées.
Dans certaines zones protégées, la dynamique naturelle de l’eau est simulée, par exemple via la création d’étangs et de mares ou le dragage de gravières, afin de créer des habitats de substitution pour les populations des zones alluviales. Cela fonctionne-t-il?
Il s’agit là du type de réserve naturelle le plus complexe et le plus exigeant: parce que les rivières et les ruisseaux ne s’écoulent plus librement, leur dynamique naturelle est annihilée. Il faut donc des habitats de substitution dans lesquels les phénomènes naturels sont recréés par dragage. L’expérience montre que ces mesures sont efficaces.
Existe-t-il un «état idéal» vers lequel la protection de la nature tendrait?
De ce point de vue, les choses ont bien changé: iI y a plus d’un siècle, au moment de la création du Parc national suisse, on avait une vision très statique de la nature. On pensait que la forêt, après les grandes opérations de déboisement du 19e siècle, poussait en continu jusqu’à atteindre un équilibre éternel. Cet équilibre était perçu comme l’idéal à atteindre dans la forêt, mais aussi plus généralement dans tous les écosystèmes. Dans les années 1970, la notion de cycles répétitifs s’est imposée: on imaginait que les forêts avaient une phase de croissance puis d’écroulement avant de recommencer à croître. Cette idée de nature qui change toujours de la même manière est dépassée. On sait aujourd’hui que la nature est en constante évolution et le dérèglement climatique agit comme un accélérateur. Elle ne reviendra plus jamais à un état antérieur, mais continuera d’évoluer en spirale.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour la gestion des zones protégées?
Les objectifs à atteindre ne doivent pas être liés à un état passé. Conserver un marais ou une prairie à l’identique est un objectif vain. En revanche, avec une bonne politique de gestion des réserves naturelles, nous pouvons favoriser la biodiversité et empêcher la nature de s’appauvrir.
NICOLAS GATTLEN, reporter, et RAPHAEL WEBER, rédacteur en chef du Magazine Pro Natura.
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Info
Cet article a été publié dans le Magazine Pro Natura.
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